Conte Philosophique (première partie)

Il y avait trois philosophes dans le royaume de France.

Le deuxième était mélancolique.
Le troisième était subversif.
Et le premier, me direz-vous ? Le premier était premier en tout, c'était un premier de la classe.

Le philosophe mélancolique fonctionnait par déploration : il regrettait que des choses nouvelles  remplacent les anciennes, et voyait dans ces changements une perte irrémédiable qu'il s'agissait de déplorer uniformément.  Il déplorait ainsi la perte du respect de l'autorité, de la cellule familiale, des interdits sexuels, du rite en latin, de la syphilis et de la conscription.

Principal adversaire du précédent, le philosophe Subversif était un tenant de l'exaltation. Le monde tel qu'il va l'enchantait littéralement, avec ses mouvements et ses dynamiques, son devenir-autre. Le philosophe subversif s'attachait à décrire philosophiquement tous les objets qui faisaient leur apparition dans ce monde, et les usages qu'en créaient les usagers libres, témoignant par là de leur liberté et de leur affranchissement des normes. Il s'élevait parfois violemment contre ceux qui remettaient en cause son enthousiasme pour le temps où il vivait, et c'est pourquoi on l'appelait subversif. Grâce à lui, des objets comme le body-building, les jeux vidéos, la  cigarette électronique, les godemichés ou les drones de combat revêtaient une dignité philosophique.

Arbitre des précédents, le premier de la classe n'avait aucune imagination. Toutefois, comme il avait beaucoup travaillé et appris au moins une douzaine de grandes théories philosophiques, ils disposait d'outils pour penser le monde. Concrètement, cela signifiait que, confronté à une question, une aporie, une difficulté, une controverse (par exemple de celles qui surgissaient entre le philosophe subversif et le mélancolique), il avait le pouvoir de la reformuler dans des termes déjà traités par un philosophe du canon. Tout, en définitive, pouvait se réduire à un couple du type Platon/Aristote ou structure/conjoncture, ou encore Être/Étant. Tout devenait simple, il n'y avait plus qu'à choisir son camp. On s'y retrouvait.  C'était là le but de toute philosophie, et pouvait s'expliquer sans peine dans des magazines consacrés au salaire des cadres.

Or il advint qu'un jour le président du département de philosophie d'une université, disons, japonaise décida d'organiser un colloque intitulé "actualité de la pensée française". Nos trois philosophes comptaient évidement au nombre des invités d'honneur.

Le philosophe mélancolique consentit à faire le déplacement, parce que disait-il "Changer de lieu, dans notre temps, c'est faire l’expérience de la disparition du monde." et qu'à ce titre, la plainte de l'homme dans un monde désenchanté se pouvait entendre dans toutes les langues, par tout homme et en tout lieu. Il téléphona donc au secrétariat de son éditeur, et poussa une longue plainte afin que ce dernier lui rembourse tous les frais possibles et s'engage à publier le carnet de voyage que le philosophe mélancolique ne manquerait pas de remplir de ses pensées amères. Le stagiaire qui prit l'appel crut tout d'abord à un dysfonctionnement du téléphone, illustrant au passage le dernier ouvrage du mélancolique : Bruit blanc. Incommunicabilité et modernité.

Le philosophe subversif, ravi de ce voyage, désirait toutefois se documenter un peu sur sa destination. Délaissant les guides, atlas et autres traités historiques, qu'il jugeait appartenir à une approche du Japon trop anthropocentriste  (après tout, Mercator n'était-il pas européen ?),  il s'en tint à une approche déterritorialisée de l'archipel en relisant une thèse d'un de ses anciens étudiants japonais sur Roland Barthes. Cela avait le mérite de brouiller les lignes et les repères et de tendre vers un Japon moins orthodoxe et par là même plus subversif. Pense à me rapporter un petit quelque chose. Ils font de très beaux tissus imprimés, dit sa femme, dont l'approche échappait à tout académisme.

Ne voulant pas faire le voyage tout seul, le premier de la classe appela les deux autres. Et toi, tu y vas, à ce truc au Japon, là ? Ah, oui...je comprends, c'est toute la dialectique de l'ici et de l'ailleurs. Le Hier  et le Dort...et tu pars quand ?
Dis-moi, je viens de parler à notre ami, et il va aussi au Japon le mois prochain. Et toi ? Ah, oui...la pensée du dehors ! Moi, j'ai le siège 22 dans la rangée Q. Retrouvons-nous, ce sera plus amusant ...


à suivre....