Restons-en là


Ça ne s'est pas remarqué tout de suite. Pas de grand cataclysme. Pas de de destructions massives. Pas de Dies Irae. Rien de plus terrible pourtant, que ce jour où le progrès technique a pris fin.


Bien sûr, il y eut des signes avants-coureurs, mais comme d'habitude, c'est retrospectivement qu'on s'est avisé de leur signification. La baisse du nombre de brevets déposés devant les organismes compétents ? Une simple conséquence de la réforme des critères de sélection des dossiers. Le ralentissement de la croissance économique dans les pays en voie de développement ? Un dégât collatéral de la crise financière mondiale, de la crise de la Dette publique dans les pays d'Europe, de la politique monétaire de la Fed. La fermeture de l'Agence Européenne de l'innovation ? le manque d'ambition de dirigeants centrés sur des intérêts à court terme. 




C'est dans le domaine des jeux vidéo que le ralentissement du progrès s'est fait sentir en premier. La sortie de Call Of Duty XVII - Massive War Gear a déclenché des réactions très hostiles des fans de la série, qui ne voyaient pas l'utilité d'acheter un épisode où chaque animation contenait le même nombre de polygones que dans l'épisode précédent. On s'aperçut que c'était général. On n'arrivait plus à faire des jeux plus complexes que les précédents. On décréta une pause dans la loi de Moore et il ne fut plus nécéssaire d'acheter un PC dernier cri avec une carte graphique hors de prix pour jouer aux dernières nouveautés. Personne ne songea à s'en plaindre. Le photoréalisme attendrait. Le retrogaming était en vogue. Après tout le cinéma ne progressait plus guère d'un point de vue technique et tout allait bien. Le progrès ralentissait, mais on pouvait toujours inventer.

L'opinion commença à prendre conscience du problème avec la divulgation par Wikileaks d'un rapport de la NASA faisant état du manque de progrès des différents domaines de recherches. Certains stagnaient depuis des années, d'autres ralentissaient sérieusement. Un certain nombre avaient été abandonnés après que la démonstration avait été faite qu'ils ne présentaient aucune possibilité d'amélioration.Partout de manière inexplicable le progrès technique semblait sur le point de s'arrêter.

L'idée mit du temps à faire son chemin. Nous avions été éduqués avec l'idée d'un progrès infini de l'humanité. Nous avions été bercés par le récit de la vie des grands savants, comme nos ancêtres par celles des saints et des héros. Nous étions conscients de vivre dans une époque qui avait des défauts, mais nous savions aussi que tous ces défauts pouvaient, un jour ou l'autre, être corrigés par quelque géniale invention. Et la simple mention des époques n'ayant pas connu l'anesthésie avant les soins dentaires était un argument qui suffisait en général à clouer le bec aux nostalgiques de l'âge d'or, aux luddites les plus acharnés.



Nous connaissions le palmarès des différents pays dans l'histoire des sciences et des techniques : étaient grandes les civilisations qui avaient laissé des découvertes. Aux arabes l'algèbre, aux chinois le papier, la poudre. A nous le reste.  Nos historiens avaient percé à jour le rôle crucial du soc de charrue, de la roue, de la bousssole, de l'imprimerie, de la poudre, du gouvernail d'étambot, de l'assolement triennal, de la réfrigération, de la vaccination, des bombardements, de l'informatique. L'histoire avançait, et elle était le fait du peuple des savants, des inventeurs.

Il y avait belle lurette que Géo Trouvetout, l'aimable inventeur dont chaque découverte introduit une perturbation qui rentre dans l'ordre à la fin de l'épisode, laissant le monde inchangé, avait été remplacé par d'inquiétants prsonnages. Blouses blanches, chignon serré, accent allemand ou slave, beauté froide, rationnalité associée à un manque d'humanité à la limite de la schizophrénie, les savants étaient une puissance occulte sous les néons d'organismes siglés, mus par une logique folle, déversant sur le monde un flot sans fin de changements qu'on était tenus d'accepter. Parfois c'était le téléphone portable, parfois un après-shampooing. Tout le monde connaissait les inventions, mais un inventeur, personne n'en avait jamais vu. Le progrès technique était notre dieu caché,  Deus Ex Machina, moteur de l'Histoire, principe et horizon.

L'hypothèse de la fin du progrès technique commença à circuler. D'abord sur des sites internet de doux dingues, conspirationnistes et fans de SF, hippies technophiles de la sillicon valley et claque-sandales décroissants de l'Ariège. Puis elle fit l'objet d'une ou deux publications dans des revues scientifiques sérieuses. On disputa de savoir s'il fallait parler de fin au sens d'aboutissement ou d'interruption, de pause, momentannée ou définitive. Mais la plupart des scientifiques ne voyait encore dans cette hypothèse qu'une peur millénariste dénuée de tout fondement, et de fait il n'y avait aucun fondement si ce n'est ce constat, général, de l'absence de progrès supplémentaire. Il nous fallait un nouvel Edison, un nouveau Steve Jobs. Voilà tout.


Pendant quelques années, les partisans et les détracteurs de cette hypothèse s'affrontèrent, comme on s'était affronté autour de la Relativité Genérale, de la Théorie de l'Evolution ou du réchauffement climatique. Insensiblement, les partisans de la Fin du Progrès gagnaient du terrain, à mesure que le temps passsait, semblant leur donner raison. Mais ce qui fit définitivement pencher la balance en leur faveur, ce fut la démonstration du professeur Vikram  V. Apjumunthur, plus connue sous le nom de dernière découverte.  

Le contexte de cette découverte est aujourd'hui connu de chacun. Pour la petite histoire, rappelons que le Professeur Apjumunthur, brillant mathématicien américain traversait des moments difficiles, à l'issue d'une déception sentimentale. Sa femme l'avait quitté pour un ponte des Cultural Studies, il avait pris quatorze kilos et ne voyait presque plus personne. Ses travaux battaient de l'aile, son poste au sein de l'université était menacé. Personnalité tranchée, il prit la décision de réformer son existence, d'y mettre de l'ordre. Pour n'importe qui, une telle injonction se serait traduite par un régime, une pratique sportive et une inscription sur meetic. Pour le professeur Apjumunthur, le besoin de réforme dépassait son cas personnel : il s'agissait de mettre de l'ordre dans un monde dépourvu de sens. C'est à l'issue d'une séance d'hypnose qu'il perçut, en rêve, les premières formes de ce qui allait devenir le théorème d'Apjumunthur, plus connu aujourd'hui sous le nom de Théorème Terminal. Il ne s'agissait de rien moins que de la démonstration de l'insolvabilité des cinq problèmes de Hilbert encore non-résolus. Avec la dissipation de ces problèmes, le programme des mathématiques se trouvait quasiment achevé. Rien de ce qui était démontrable ne restait à démontrer. Circulez. Le choc fut énorme. Si les mathématiques pouvaient s'achever, alors les autres sciences ne tarderaient pas à s'engager dans la même impasse. Peu de temps après la publication de ses travaux, le professeur Apjumunthur se donna la mort sans laisser d'explication supplémentaire.



Il y a maintenant deux décennies que nous sommes entrés dans une ère sans progrès technique notable. Comme pendant des siècles, nos enfants vivent à peu près de la même façon que nous avons vécu. Ils observent des étoiles à jamais hors d'atteinte. Les récits d'anticipation sont désormais rangés au rayon Science Fantasy. Il est acquis que nous ne serons jamais en mesure de coloniser d'autres planètes, de téléporter autre chose que des états quantiques, de nous rendre invisibles, de produire un moteur à hydrogène rentable, de créer une intelligence artificielle comparable à la notre, de faire revivre des dinosaures. Quant aux voitures volantes et aux skateboards à antigravité, ils font toujours rêver, mais plus personne n'éspère en piloter.

Nous voilà donc face à une liste de problèmes que la science ne résoudra pas. Nous ne saurons pas comment rendre inoffensifs nos déchets nucléaires, nous ne maintiendrons pas artificiellement la température de la planète dans son état antérieur à l'industrialisation du monde, nous n'avons pas su sauver les ours blancs et une foule d'autres éspèces animales ou végétales moins charismatiques, nous n'empêcherons pas le soleil d'exploser d'ici quelques milliards d'années, nous ne lirons les pensées d'autrui qu'en ouvrant son journal intime, ne serons invisibles que dans la foule, n'empêcherons pas les tremblements de terre, les tornades, les raz-de-marée. L'univers est plus grand que nous, mais maintenant nous le savons.

Curieusement, les religions n'ont pas profité de ce changement autant qu'elles l'éspéraient. Bien sûr, au début on a vu fleurir les prêches éxultants de cette juste remise à sa place de la créature arrogante par son impénétrable créateur : l'homme avait cru pouvoir prendre la place de Dieu, il savait à présent que le monde lui resterait en partie insondable. Ces discours n'ont convaincu que ceux qui étaient déjà convaincus. On ne voyait pas l'utilité d'ajouter une borne à ce qui était déjà fini. Nous étions au dernier tour d'une partie de Sid Meier's Civilization. Il ne servait à rien de jouer un tour de plus. Tout le monde est allé se coucher.



Les illustrations de ce texte proviennent du blog du droit européen des brevets