Instructions pour penser



Il vous faut : Carnet, crayon, bougie (parfumée), clairière, aigles, un verre d'eau.

Pour bien penser, il est nécessaire d'être complétement à jeun, d'avoir mangé léger au moins, que l'appétit stimule l'esprit, le tienne en éveil. Ou alors d'être repu. Complétement. La satiété est la condition de la pensée.

En tout cas, il faut être debout, au grand air, gravir les sommets, tutoyer les cimes, toiser les aigles. Il n'y a que là qu'on puisse penser. Ou bien être assis dans un fauteuil, un vieux fauteuil, dans un cabinet sombre entre avec mille bouquins familiers. Converser avec. Perchoir pour araignées.

Ce qui est absolument certain, c'est que c'est le matin qu'on peut penser, à l'heure blême et muette, que la pensée est à son zénith en même temps que le soleil, que c'est en fin d'après-midi que les enzymes de la dure-mère libèrent toutes les potentialités du cortex, avec discernement entre chien en loup, dans la pénombre solitaire, au milieu de la nuit comme un fanal.

la seule posture valable

On pense surtout dans les frimas, à 32°C un verre de rhum à la main, dans un corps sain, exténué, dans des proportions harmonieuses, dans la souffrance et l'insomnie, en vacances, dans l'inconnu, la peur, en fumant, après quelques verres de Bourgogne, comme un enfant, les yeux fermés, la tête en bas, devant un auditoire, en parlant seul sous la douche, un stylo à la main, en novembre, en écoutant la cantate BWV 170 "Vergnügte Ruh, beliebte Seelenlust", la nuit avant l'assaut, seulement, là, alors oui, on pense. Clair de lune, parfums et rossignols ne servent à rien, en revanche. Oubliez-les.



la même posture vue sous un angle différent


En s’occupant les mains, on pense mieux. C'est du moins ce que pensait ma grand-mère. Le violon, la réparation de vieux moteurs, le tir à l'arc, la vaisselle même sont indiqués. Penser, en revanche, est un effort de tout le corps, une tension extrême qui mobilise toute l'énergie et interdit le moindre mouvement. Considérez Saint Jérôme et son crâne : difficile de dire lequel est le plus figé.

Écoutez. Vous entendez-vous penser ? Mettez-vous à l'écart des bruits du monde. Si vous n'avez pas de clairière derrière chez vous, un vieux tapis fera l'affaire. Allumez une bougie, fermez les yeux et surtout, sortez de chez vous : la pensée se nourrit des sons, des parfums, des couleurs que vous rencontrez. Laissez le monde venir à vous, inspirez bien fort, emplissez vos poumons, gorgez votre être de ce tourbillon de sensations, laissez l'Autre venir à vous et ignorez-le. Méprisez-le. Banissez toute sollicitation tant éxtérieure qu'intérieure. Vous n'êtes rien. Faites disparaitre l'illusion dérisoire de cette chimère que vous nommez "pensée".



Voilà, c'est fait. Vous venez de penser. Prenez le crayon, le carnet et consignez vos pensées. N'hésitez pas à faire part à autrui de vos pensées les plus intéressantes. Si personne n'est disponible, vous pourrez vous adresser à une personne chargée de l'accueil dans un service public. Buvez un verre d'eau et passez à l'activité suivante. 



Instructions pour faire la queue

Commencez par fixer la nuque de la personne qui vous précède, pas comme un point de mire, un détail remarquable. Non, fixez-la comme un signal attendu : quand elle disparaitra, vous vous mettrez en marche. Pour ce faire, figurez-vous un serpent de dimension mythologique et faites-le mentalement progresser dans un labyrinthe de laboratoire à la recherche d'un rat. Vous approchez du but.


A aucun moment vous ne vous retournerez. Vous vous exposeriez à de nombreux regards dans l'impatience de vous voir disparaitre. Ne cessez jamais de fixer la nuque de qui vous précède. Écoutez sa conversation si ça peut vous aider. Dans tous les cas, ne vous laissez-pas distraire, restez tendu comme une chaîne de bicyclette. Veillez surtout à rester bien opaque durant toute l'opération.
Mon conseil : si comme moi, il vous arrive de prendre du plaisir à l'opération, prenez garde de n'en rien laisser voir. Personne ici n'est censé s'amuser.

L'odeur du papier

Je ne suis pas ami des odeurs.

Je les ignore le plus souvent, comme la plupart des gens. Dans les rues , les lotissements, dans les campagnes même entre les voies rapides, au pied des pylônes, des odeurs nous ne nous soucions pour ainsi dire pas. La nôtre, qui signalerait notre présence à une proie sous le vent, celle du gibier, d'un prédateur, des lilas même, si c'est avril.

Le gaz, le brûlé, un aliment oublié trop longtemps : quand les odeurs se manifestent , c'est le plus souvent l'indice d'une négligence, d'un danger, d'une intrusion quand ce n'est pas d'une tromperie comme avec l'odeur artificielle des boulangeries à laquelle plus personne ne fait attention du reste. S'il m'arrive de laver mes cheveux avec un shampooing parfumé, sentir dans mon alentour tout le jour l'odeur d'un fruit incongru, d'une fleur que rien ne justifie m'est une gène, une irritation. Je me sens comme une drôle de salade avec ce condiment.

C'est dire si je me contrefous de l'odeur de ce que je lis.

D'ailleurs c'est bien simple, comme presque tout ce qui a une odeur, les livres puent. Réellement. Pas d'un point de vue métaphorique. Ils puent aussi concrètement qu'un poète qui aurait mauvaise haleine. Comment en irait-il autrement avec ce qu'on met dedans ? La cellulose je ne dis pas, c'est la même chose que ce qu'on trouve dans les crottes de lapin, qui comme chacun sait ne puent pas. 
Mais l'encre ! Chaque livre écrit, c'est comme si un poulpe cherchait à se venger du monde entier.

Je sais de quoi je parle. D'abord parce que j'ai déjà lu plusieurs livres, mais surtout parce que je suis bibliothécaire. Mon métier me conduit à porter, chaque jour, plusieurs fois mon poids en papier.

Ils puent, dis-je, comme le sait qui a déjà mis le nez dans un vieux magasin de bibliothèque. Une telle odeur évoque la mort. On croit trier les armoires d'un parent défunt. Ils regorgent de bêtes sans nom : genre de lépismes ou de minicloportes dont aucun enfant ne voudrait même en peluche, qui ne se laissent pas caresser.

Ils pèsent. A chaque déménagement le souvenir de ces lectures inutiles m'écrase. Et quand, au cinquième étage, l'ami en sueur laisse échapper un roman et vous demande "c'est bien, ça ?", comment lui avouer qu'on n'en a aucun souvenir ?

Ils jaunissent. Pas comme un citron qui murit. Comme un œil ictérique.

Ah, et ils sont sales. On n'a pas idée. Bien se laver les mains.



Alors évidemment, quand d'honnête gens prennent la défense du livre en papier en arguant que ce serait dommage de perdre cette odeur de moisi, ces champignons, ces parasites, cette poussière, ce tassement des disques consécutif à leur manutention, je m'irrite. Pourquoi ne pas regretter tant qu'on y est le saturnisme des protes, l'odeur du parchemin, le cri de l'animal qu'on tue pour copier sur sa peau les versets du Deutéronome ? Pourquoi tant qu'on y est ne pas faire inscrire au patrimoine immatériel de l'humanité les reliures France-Loisir ?

Je sais bien qu'on ne peut pas faire sécher de fleurs dans un livre électronique. Mais j'ai bien peur que cela n'émeuve guère l'actionnaire d'Amazon ou d'Apple. Il va falloir trouver de meilleurs arguments, je le crains.


Par exemple, je veux bien qu'on m'explique, avec un beau graphique, combien, mettons pour cent livres lus, je donnerai de mon bel argent, à l'auteur, au libraire, à l'éditeur, au distributeur, au diffuseur, à l'imprimeur ? Et combien sera reversé à l'ouvrier chinois qui assemble la machine, au mineur africain qui extrait les minéraux qui entrent dans sa composition, combien à l'actionnaire ? Ça oui, je serais curieux.

Je veux bien qu'on me parle du coût énergétique d'un appareil de plus, qu'il faudra recharger, changer tous les trois ans. Feuilleter des brochures. Comparer les prix. Parler à des vendeurs. Avoir sur le modèle choisi des discussions qui vous font souhaiter une mort rapide. 

Je veux bien m'entendre expliquer que peut-être la possession peut avoir un avantage sur la simple licence d'utilisation. Je ne veux pas entendre des technoprêtres à la Jacques Attali faire la leçon à de bons bougres un peu débiles dont l'attachement pittoresque à ces vieux tas de cellulose évoque fortement le syndrome de Diogène et qui pleurnichent leur amour d'une donnée olfactive.

Je mets donc à disposition des amoureux de l'odeur qui le souhaitent les ébauches d'arguments qui précèdent et m'en vais rêver d'autodafés qui sentiraient la résine et le laurier.