l'autre à côté


C’est le milieu de la nuit, et pour une raison quelconque vous êtes debout.
Vous retournez vous coucher aux côtés d’une forme allongée, votre conjoint, conjointe. Avant de vous rendormir ou d’essayer de, avant de vous figer dans la position adéquate, vous caressez machinalement l’autre à côté. L’omoplate, la fesse, le bras, rien de trop sensuel ou solennel. Rien qui se donne des airs d’érotisme ou même de passion. Juste une caresse machinale, un avant-goût d’oubli, une caresse qui ne se distingue plus tout à fait du sommeil qui l’a précédé et de celui qui suivra.

Saisir ce geste. Filmer cette caresse chez un grand nombre d’individus. Faire des recoupements, des statistiques, une nomenclature, une chronophotographie, des métaphores.
A mi-chemin entre dépouillement mutuel consciencieux des chimpanzés et l’indifférence de banc de poissons de deux parisiens qui se croisent au sortir du métro La Chapelle. 
Comme si on mixait Je t’aime … moi non plus  avec La chanson des vieux amants

Caresse indétectable, prélude à rien, de tous nos gestes le plus profond, qui pourtant brille par son absence dans les grand récits : cinéma, littérature, peinture, conversations entre collègues de travail.  On se recouche, pense à rien, à nos soucis peut-être, à demain qui sera là dans combien d’heures, et la main, la nuque, les pieds, juste toucher pour vérifier.

Voir ce geste chez les autres : les collègues, le chef, la dame qui vide les poubelles, celui qui se tient debout dans la boulangerie, Vladimir Poutine, feu mes grands-parents. Deviner chez eux cette animalité, cette pulsion d’étreinte,  sans espoir qu’il y ait quelque chose à comprendre. Juste voir.


Si dans l’obscurité tu t'en vas cherchant une main et trouves un cul, bénis la providence.  
 Guido Ceronetti

C'est comme ça que l'Histoire a commencé

Mes grands-parents conservaient quelques vieux numéros du Journal de Spirou qui avaient appartenu à mon père ou mon oncle je suppose. De ce côté-ci de la famille, le lien entre les générations semblait plus facile à établir que du côté de ma mère, où c’était plutôt les hebdomadaires édifiants de la presse chrétienne, conservés dans des placards humides, qu’on nous destinait : Fripounet et Marisette, Titounet et Titounette, Sylvain et Sylvette, etc.

 La première guerre mondiale, pour ce que j'en sais, a éclaté sur le parking de l'Intermarché, au fond du bac Histoire du bibliobus. Un livre éducatif, Hachette sûrement, doubles pages thématiques alternant avec doubles pages chronologiques, et j”entrais dans l”histoire, la vraie, celle en noir et blanc. J'aimais d'abord la première, puis la seconde, les batailles essentiellement. Dans l'ordre de mes attachements, mes héros s'appellent Foch, Clémenceau et Staline (à cause de Stalingrad et de la bataille de Koursk). Tous les tanks m'ont séduit, mais c'est le char Renault FT qui m'a touché en premier. J'ai bien lu aussi la double-page du génocide. Elle était très solennelle et je comprenais que j'avais affaire à un événement spécial.


J'aimais surtout les chiffres et les noms propres : la Somme, Tannenberg, la Voie Sacrée, Caporetto, Gallipolli, Verdun (400 000 morts). La première guerre mondiale, nous l”avions gagnée avec un avantage de 400 000 morts sur l'Allemagne. La deuxième, aussi, grâce au débarquement, qui avait eu lieu chez nous, même si par d”autres. Si on prend la peine de la connaitre, la guerre n'est pas si vilaine.

J'ai lu pendant des heures les revues que ma mère, au même âge, avait lues. La même faune, sensiblement, que dans l'actuelle littérature jeunesse : lapins, oiseaux, souris, loups, cochons. Souriants, tous, comme aucun animal n'a jamais souri. Le même décor champêtre sans odeur et sans boue. A certains détails, seulement, on sentait que le temps avait passé depuis : les enfants faisaient des bouquets de chrysanthèmes pour la Toussaint, faisaient des coloriages le jeudi après-midi...et je voyais bien que leur monde n'était pas celui de Spirou. 
 Titounet et Titounette (ou Sylvain et Sylvette, Fripounet et Marisette, Perlin et Pinpin) vivaient dans un monde sans adultes, entourés d”animaux parlants, à la campagne. Ils prenaient le gouter, se promenaient à dos d'ânes, cueillaient des fleurs de saisons.
C'était vraiment les travaux et les jours, avec moins de sueur et plus de confiture.



Dans le journal de Spirou, il y avait des voitures, des fusées, des savants fous, des gars mal rasés avec des gros mentons, comme dans les films américains. On se déplaçait parfois en hélicoptère, on embrassait l'époque, observait l'avenir.

 J'alternais le journal de Spirou et Fripounet. Je claquais la porte de Fripounet pour prendre l'air chez Spirou. Si J'étais las de Spirou, je me réfugiais chez Fripounet, on prenait le gouter avec les animaux parlants, on avait des préoccupations cucul, même pour un gosse de dix ans. On était bien.

 Dans Spirou on trouvait des publicités, dont celle consacrée au Petits Bruns Extra, genre de biscuits secs, façon petit Beurre. Cette marque avait tenté la curieuse aventure d’associer son nom à un mouvement politique, les Premiers Bâtisseurs de l’Europe. La publicité dans le numéro du Journal de Spirou que j’ai lu aux toilettes dans les années 80 ou 90, et mon oncle dans les années 60, proposait donc à des jeunes dans mon genre (dans le genre de mon oncle) d’adhérer au club des PBE (Premiers Bâtisseurs de l’Europe, mais aussi Petit Brun Extra). Impossible, en lisant la publicité d’imaginer ce que faisaient concrètement les membres de ce club. Ça ressemblait à un genre de scoutisme laïc, bon enfant et international. Dans une ambiance vaguement eschatologique, l’esprit du monde s’y réalisait sous la forme d’un apaisement de l’Histoire, d’un âge d’or peuplé d’enfants pionniers toujours jeunes qui chantaient des chansons, vivaient sous la tente dans un éternel été. Tout le monde mangeait des biscuits Petits Bruns extra. J’étais médusé par la confiance dont semblait témoigner les instigateurs d’une telle entreprise, en laquelle se résoudraient bientôt les contradictions qui explosaient en noir en blancs et en nombre de morts dans chaque camp dans mes autres lectures. Mais j'étais Optimiste : si c'était écrit dans Spirou, c'était sûrement à notre portée, pourvu qu'on ait assez de biscuit. 




Quand la guerre du Golfe a éclaté, un an après la Fin de l'Histoire, j'ai vraiment eu peur.  Serions- nous bombardés ? Y aurait-il un exode ? Faudrait-il choisir quels objets mettre dans sa valise ?  Partir sur des routes en noir et blancs, pleines de formes sombres et allongées qu'on n'ose regarder de peur d'y reconnaitre un proche ?

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