Conséquences de la réindustrialisation

Ce qui est en train de se passer ici est extrêmement violent et insidieux à la fois. Le regard mélancolique derrière ses grosses lunettes en plastique de couleur vive, fermement campé dans ses Trippen sur le trottoir qui fait face au chantier de la future usine Antoine F. se souvient :

Quand je suis arrivé dans le quartier en 2008, il y avait une vraie mixité sociale ici. La hausse des prix de l’immobilier avait contribué à faire venir dans ce quartier des artistes connus, des créatifs, des architectes et des graphistes comme moi. Dés qu'un atelier fermait, t'avais une boite de com' qui ouvrait à la place. Le soir on sortait, et on retrouvait les mecs des autres boites du quartier dans des bars comme « la manufacture éclectique », ou « le PMU éphémère ». T'avais les bars d'africains, les bars d'arabes et les bars des mecs comme moi et tout ce petit monde cohabitait parfaitement. Le dimanche, on allait prendre un brunch avec les mômes, ensuite on allait acheter de l'épicerie fine sous la halle du marché, et en rentrant on passait chez le turc acheter des olives pour l'apéro.

Bien sûr qu'il y eu des problèmes, je ne veux pas faire d'angélisme. Moi par exemple, mon scooter, eh ben on me l'a dégradé plusieurs fois. Mais c'était ça ou habiter avec une pièce en moins.  Et avec les mômes, tu peux pas te l'permettre.

la Creative Class  : une place qui reste à inventer
Maintenant, tout ça a disparu. Et moi, je vais bientôt disparaître aussi, et plus personne se souviendra de l'histoire de ce quartier. Et c'est peut-être ça qui m'afflige le plus. Quand je raconte aux jeunes qu'ici, les élus EELV ont fait jusqu'à 30 % aux législatives, ils me prennent pour un dingue. Mais c'était comme ça, ici. C'était chez nous.

On a beaucoup parlé des ravages de la ré-industrialisation de 2014-2015. On a dit "c'est la faute au redressement productif". Mais en réalité, ça a commencé bien avant. Avec la crise, le prix de l'immobilier a commencé à cesser d'augmenter.  Du coup, les ouvriers sont restés aussi nombreux pendant quelques années. Et puis l'AMAP a commencé à avoir du mal à trouver des membres. Quelques parents d'élèves ont bien essayé de faire venir le bio à la cantine de la maternelle, mais c'était trop tard. A l 'époque, ça aurait du me mettre la puce à l'oreille. Et puis les communistes sont arrivés. La nouvelle mairie a supprimé les subventions de la fête des cultures métissées pour augmenter celles du tournoi de belote.

A partir de 2014, ça a été l'hécatombe. Toutes les grandes enseignes ont fermé, et ont peu à peu été remplacées par des épiceries d'importation, des bistrots, des petits commerces. A la place de la mercerie, là, t’avais un Gap. Et à la place de la boulangerie, t'avais un Starbuck. Et là, ce magasin de tissu africains, c'était un DPAM ! Merde, quand j'y pense, ils nous ont tout pris.

Antoine fixe le bistrot en face. Quatre types en marcel sont en train de taper le carton en buvant un petit blanc. La radio passe le dernier Lady Gaga. Au bar, les conversations vont bon train, on parle de foot et de politique. Antoine écoute un instant les échos de la conversation, et puis reprend :

Avec le retour du travail, les gens ont recommencé à voter à gauche, à se syndiquer. Ça devenait de plus en plus difficile d'être social-démocrate dans le quartier. A l'école, ma fille s'est fait emmerder parce j'étais pour qu'on réduise les charges des PME. Elle s'est fait traiter de « traînée ploutocrate », et de « truie possédante » ! A dix ans ! Tu imagines un peu la violence ? C'est plus de la mixité, c'est de la lutte des classes. On a vu partout réapparaître des formes inquiétantes de sociabilité populaire : bistrot, jeux de cartes, pétanque. Du coup, si tu n'as pas les codes, tu es vite repéré et mis au ban. Pourtant, les gens d'ici ne sont pas mauvais, nuance Antoine, avant d'ajouter : Ce sont les ravages du plein-emploi.

Si nous n'y prenons pas garde, c'est tout le canal Saint-Martin qui pourrait ressembler à ça.
Et puis voilà où on en est arrivés, aujourd'hui.  Antoine désigne le chantier en cours. L'ancienne médiathèque, depuis longtemps fermée, est en train d'être réhabilitée pour devenir une usine de pièces mécaniques de roulement à billes et gyroscopes. Le département et la région ont contribué à l'opération, ainsi que la ville, dont le maire communiste se défend de privilégier une seule population au détriment des autres. Pourtant Antoine pointe le déficit d'action culturelle sympa et dynamique, dans un quartier où elle était foisonnante quelques années encore auparavant : Ça fait des années qu'il n'y a plus rien pour nous ici. L'an dernier, pour le printemps des poètes, on a dû aller jusqu'à la Maison de la Poésie. 


 Bientôt, il n'y aura plus que des pauvres et des ouvriers dans ce quartier, résume Antoine. C'est comme si on n'avait jamais existé. Il déplie sa trottinette et disparaît, sur ce qui a été une piste cyclable.


l'avenue

L’œuvre est une maquette à l'échelle 1/1 d'une grande avenue, qui pourrait traverser n'importe quelle grande métropole. Au numéro 1 de cette avenue, on trouve une reproduction fidèle du bâtiment qui inaugure la série des numéros impairs des Champs Élysées. Face à elle, une copie tout aussi exacte du bâtiment sis au numéro 2 d'Unter den Linden à Berlin. Suivent des édifices imités de la perspective Nevski, de la via Veneto, de l'avenida da Liberdade de Lisbonne et ainsi de suite. L’artiste aligne ainsi les façades des plus prestigieuses avenues du monde, jusqu'au numéro 167.

un questionnement du pittoresque.
 Au visiteur qui l'arpente, l'avenue, qui est à la fois chaque avenue et l'archétype de toutes, offre une expérience proprement dépaysante : la succession des architectures, des époques représentées est de prime abord déconcertante. Une colonnade néoclassique succède à un coffrage de béton à clenches apparentes, les azulejos voisinent les façades bariolées des villes hanséatiques. Et pourtant, cette avenue ce boulevard ce mail ce cours a un air de déjà vu. Nous l'avons déjà parcourue mille fois, en culottes courtes derrière nos parents un beau dimanche d'automne , avec nos amis à la recherche d'un café qui deviendrait le repaire de notre petite bande, main dans la main avec celle dont nous pensions ne jamais nous séparer. Ces avenues, cette avenue a été le décor de notre vie, l'arrière-plan de notre histoire, le socle de notre civilisation. On pense y croiser Baudelaire, Benjamin ou Gogol, Döblin ou Stendhal. L'artiste avait d'ailleurs imaginé y conclure une étape du tour de France cycliste, renforçant par là son inscription dans le paysage.

L'artiste s'est inspiré d'une rumeur qui courut dans Paris à l'issue de la guerre de 70. Bismarck, non content d'avoir défilé à la tête de régiments de prussiens goguenards applaudi même par des français (Darrien rapporte la scène) avait ajouté à l'humiliation nationale en ordonnant qu'on prélève une portion symbolique des Champs Elysées pour la transporter à Berlin, renouant ainsi avec l'antique coutume romaine du triomphe. Avec cette différence dans ce cas précis, que le butin de guerre ne défilerait pas derrière le général vainqueur avec les captifs destinés au cirque, mais constituerait le lieu même du défilé. A l'affront de piétiner la prestigieuse avenue, la Prusse ajouterait l'humiliation de le faire sur le territoire national, où le premier traîne-savates venu pourrait fouler aux pieds un symbole national. Une telle légende, transmise par une arrière-Grand-Mère alsacienne et répétée à des enfants médusés, transfigurée par les idées cosmopolites de l'artiste et sublimées par son pacifisme ont abouti à ce résultat strictement opposé à la rumeur nationaliste qui le fonda : on voit par là que l'histoire suit des voies bien torves.

Notons enfin que depuis le décès de l'artiste, les ayant-droits ont pris en charge les coûts d'entretiens énormes de l’œuvre en tâchant de la rendre financièrement productive. On peut ainsi habiter l'avenue, en signant un bail tout ce qu'il y a de plus légal. Bien évidemment, afin de ne pas dénaturer l’œuvre, les résidents doivent etre issus de la ville dont est copié le bâtiment qu'ils habitent. Du moins ce fut le cas dans un premier temps, mais devant les difficultés à rendre solvable une offre aussi spécifique, on a ouvert la location à tout ressortissant de la contrée dont est issu le bâtiment.
Actuellement, l'avenue est habitée à 41%, ce qui est tout juste suffisant pour assurer son entretien courant (chaussée, conduites de gaz, électricité,etc.) mais bien trop peu pour prévoir une quelconque modification structurelle.

En effet, certains des ayant-droits tiennent que les portions de l'avenue doivent continuer à refléter les villes réelles au jour le jour : si un immeuble de la Via Veneto se dote d'un Bow window de fantaisie, son homologue dans l'avenue se doit de l'imiter. Telle est la thèse des partisans d'un mimétisme stricto sensu.

S'y opposent les tenants d'une originalité radicale de l’œuvre, garante de sa différenciation ontologique . Pour ces derniers, l'avenue est plus que la somme de ses parties : par son acte fondateur, elle s'est arrachée à la contingence des villes (dont la forme, on le sait, change plus vite, hélas, que le cœur d'un mortel) et existe désormais indépendamment de ses villes d'origines.

Parmi les tenants de cette thèse, on distingue ceux qui considèrent la forme de l'avenue comme une cristallisation parfaite, destinée à ne plus jamais changer d'un iota. Mais à l'opposé on trouve ceux qui affirment que l'identité de l'avenue réside dans le processus sans cesse renouvelé de sa création, qu'il convient d’entretenir, en organisant le long de l'avenue autant de travaux qu'on jugera utile, pour l'améliorer, l'embellir, accompagner son existence.

Le conflit entre les différentes parties n'est pas réglé à ce jour. C'est un tribunal qui tranchera.