CNL : l'aide à la lecture


Au milieu du succès de l'opération Lire en Short, l'annonce est passée à peu près inaperçue, mais elle pourrait avoir des conséquences importantes. Dès l'automne 2016, le Centre National du Livre (C.N.L.) pourrait expérimenter un nouveau dispositif de soutien au livre : l'aide à la lecture.


Un dispositif habituel mais un cadre élargi 

Sur le papier, rien ne différencie ce nouveau dispositif des classiques aides à la traduction, bourse d'aide à l'écriture ou encore subvention à un projet thématique pour les bibliothèques : il s'agira de déposer un dossier justifiant d'un certain niveau de dépense Ces dossiers seront ensuite examinés par une commissions composée de professionnels de toute la chaîne du livre et les dépenses proposées pourront être soutenues de 30% à 90%. Rien de bien neuf. Les habitués de la demande de subvention ne seront pas déstabilisés par le nouveau formulaire. 

La nouveauté vient du cadre de ce dispositif, qui a finalement été étendu aux personnes privées. Il sera ainsi possible à tout un chacun de solliciter de la puissance publique une aide financière pour lire un ou plusieurs livres. A titre expérimental, un entrepreneur des Deux-Sèvres (79) a ainsi bénéficié d'une bourse de 1399 euros par mois, pendant six mois, pour lire la totalité des Carnets de Pierre Bergounioux.Il a accepté de revenir sur l’expérience.

«Je suis heureux d'avoir pu bénéficier de ce nouveau dispositif. Ça s'est révélé plus qu'utile à mon projet de lecture. Vous voyez, j'adore vraiment Pierre Bergounioux, et j'avais vraiment envie de lire ses Carnets. Mais franchement, ça fait au moins trois mille pages. Au début, je me suis dit "pas grave, tu en liras un peu tous les soirs, et ce sera lu avant que tu ne t'en aperçoive". Mais il dit toujours la même chose ! Et que je t'étend une lessive, et que je t'écris une malheureuse page, et que je te fais les courses, et que je te pêche trois truites ! Je veux bien lire des gros livres, mais moi aussi, j'ai des lessives à étendre. Et plus encore, j'ai une entreprise à faire tourner. Dans ces conditions, je n'aurais jamais pu parvenir à lire ces bouquins. Mon humeur s'en ressentait. Je fuyais les conversations avec mon épouse. J'avais peur que ça me fasse perdre du temps. J'ai essayé plein de solutions pour me dégager du temps de lecture. J'ai même tenté un congé parental, mais c'était une très mauvaise idée de s'imaginer pouvoir s’occuper d'un môme et lire dans les mêmes journées. Le seul moment où j'ai pu lire un peu, c'est quand mon deuxième était aux urgences. On attend des heures là-dedans ! Mais ça ne suffit pas. J'ai repris le travail. J'en voyais pas le bout. J'allais désespérer.

"J'ai essayé plein de solutions pour me dégager du temps de lecture. "

Et puis, j'ai entendu parler de ce dispositif. C'est un ami poète, qui cherchait une bourse d”écriture et connaît quelqu'un à la commission «lecture, territoires et compétitivité» qui m'en a parlé.
J'ai appelé la DRAC. Ils m'ont dit que ça pouvait se faire à titre expérimental et que j'étais le candidat idéal. J'ai déposé le dossier et ça a marché. Concrètement, j”ai pu lire pendant six mois sur des horaires de bureau. Je déposais les mômes à l'école, j'étendais une lessive, un peu de repassage et zou ! je m'avalais cinquante pages d'affilée. A ce rythme là, j'ai eu tot fait de m'enquiller les trois volumes. Et le dimanche, j'étais disponible pour ma famille. Détendu. Et plus cultivé.»

Un dispositif vertueux


De son côté, le président du Centre National du Livre insiste sur le caractère vertueux de ce genre de financements :

«Avant, on avait des dispositifs de subvention pour les auteurs, pour les éditeurs, les traducteurs, les illustrateurs, les libraires et meme les bibliothécaires ! Mais on négligeait une des extrémités de la chaîne du livre. Avec cette nouvelle subvention, on escompte une hausse notable des chiffres de lecture des livres français et étrangers, et franchement on a tous à y gagner»

"Une fois de plus, on aide ceux qui n'en ont pas besoin."


Le son de cloche est un peu moins enthousiaste chez le professeur Massé-Daoulas, économiste, spécialiste du marché du livre

«Ça peut sembler une bonne idée au départ, c'est certain. Et dans une certaine mesure, ça l'est. Quand on pense au nombre de romans offerts à Noël et qui ne sont lus au delà du premier quart que par un dixième des lecteurs, on se dit qu'un tel dispositif était nécessaire. Il faut bien comprendre que la situation a énormément évolué, depuis la seconde guerre mondiale. On avait alors un marché de l'édition où tous les livres étaient écrits par des oisifs privilégiés, des Gide, des Martin du Gard, qui avaient assez de patrimoine pour sacrifier à cette activité de prestige, car leur familles avaient capté une part substantielle de l'excédent de production. C'est une situation bien connue d'oligopole, mais il en allait de même mutatis mutandis pour les lecteurs. Ils formaient, quoique plus nombreux, une caste de privilégiés.
Et puis avec la diminution du temps de travail, tout le monde s'est mis à écrire. Le moindre prof de géo voulait parler de son père, de l'Histoire, de l'ineffable... On s'est retrouvé avec des rentrées littéraires à mille titres. Saturation du marché, dévalorisation des titres, report des consommateurs sur les valeurs sûres...on connaît la suite. Le dispositif d'aide à la lecture se propose de briser ce cercle vicieux, mais sans un effort d'application particulier, j'ai peur qu'il ne bénéficie qu'aux plus gros : les Patterson, Mankell et autres Marc Lévy... Une fois de plus, on aide ceux qui n'en ont pas besoin. C'est pourquoi, je préconise une conditionnalité de l'aide, soumise à l'avis de commissions d'experts réparti sur le territoire».

Et pour le numérique ?


Le texte définitif devrait spécifier les conditions d'attribution des aides. Plus de précisions vers la fin du mois d'aout. En attendant, de nombreux passionnés de littérature commencent à affuter leurs argumentaires, tel ce jeune chômeur du Maine-et-Loire qui se propose de lire tous les essais de Philippe Sollers. Le texte, pour l'instant, ne concerne pas le numérique, au grand dam de ce gendarme de la Nièvre qui a déjà pris une année sabbatique pour une lecture comparée du bloc-note de François Mauriac et du Blog de Claro.