Ready Made

Métaphysique des tubes, Amélie Nothomb
Hygiène de l'assassin, Amélie Nothomb
Biographie de la faim, Amélie Nothomb
Cosmétique de l'ennemi, Amélie Nothomb
 
Hein ? Pas mal, non ? Mais attendez, j'ai mieux :

Pour une érotique du Bonheur, Michel Onfray
Le Magnétisme des solstices, Michel Onfray
La constellation de la baleine : le songe de Démocrite, Michel Onfray
Apostille au Crépuscule : pour une psychanalyse non freudienne, Michel Onfray
Le ventre des philosophes : critique de la raison diététique, Michel Onfray
Les formes du temps : théorie du Sauternes, Michel Onfray
Traité d'athéologie : physique de la métaphysique, Michel Onfray
Esthétique du pôle Nord : stèles hyperboréennes, Michel Onfray
Théorie du corps amoureux : pour une érotique solaire, Michel Onfray
 
Et maintenant, les deux ensemble (essayez à voix haute)

le Magnétisme des solstices, Michel Onfray 
Métaphysique des tubes, Amélie Nothomb
Esthétique du pôle Nord : stèles hyperboréennes, Michel Onfray
Biographie de la faim, Amélie Nothomb
Apostille au Crépuscule, Michel Onfray
Cosmétique de l'ennemi, Amélie Nothomb

Voilà, je suggère aux deux auteurs de s'associer pour financer un générateur automatique  de titres, en vue de baptiser leur populeuse descendance.
On pourra ainsi jouer à attribuer ces plausibles ouvrages à leurs auteurs respectifs :

Herméneutique des sauces : pour une critique Deleuzienne du mou
Tectonique des joies
Allergologies de mes amours
Traité de Casuistique Jardinière : vers un devenir-cthonien de l'agir dominical
Épistémologie des courges
Petite tératologie des garde-robes
Topographie Analytique de mon cul : pour un en-soi confiné

Instructions pour penser (2)



Longtemps réservée aux boudins mal fagotés et aux boloss de Normale Sup', la pensée sort aujourd'hui de son ghetto. Des philosophes beaux-gosses à la pop-philosophie, penser est aujourd'hui une activité à la portée de tous. Que porter pour penser ? Que penser à la plage cet été ? Quelles pensées penser pour ne pas être en dehors du coup ? Où pense-t-on aujourd'hui à Paris ?

Petit guide pour s'y retrouver.

Sortir ou penser à la maison ?
On sait aujourd'hui et au moins depuis Sartre, qui tout mal sapé qu'il était, a fait et défait les tendances pendant des décennies, qu'il est tout à fait possible de penser au café. Mais attention, ne vous y trompez pas : il ne suffit pas de s'attabler devant un Latte à la dernière terrasse qui buzze. Certaines enseignes ne permettent pas le déploiement d'une pensée certifiée philosophique. En fait, une grande partie des bistrots de France (le Balto, le Bar des Amis, le Café de la Gare pour ne citer que les plus fameux) sont bien plus propices à l'éclosion d'une pensée sociologique ou politique. A noter que le Renommé, rue Doudeauville à Paris, voit chaque dimanche après-midi une floraison particulièrement riche de pensées métaphysiques qui en fait véritablement l'Athènes de notre époque.


Penser, ça fait grossir ?
Non, c'est une idée reçue liée au goût légendaire de Michel Onfray pour les viandes en sauce. Cela dit, il est tout à fait possible de coupler l'exercice du sport à celui de la pensée. En espaçant les prises alimentaires, on atteindra même un régime propice aux pensées de type religieux, voire mystique.


Classique Et rebelle, la chemise noire dissimulera votre embonpoint et mettra en valeur votre visage.




Quel penseur utiliser comme avatar ?
Vous l'avez deviné, il est utile de connaitre deux ou trois nom de penseurs pour donner un peu de profondeur à son identité numérique. Une connaissance du grec ou de l'allemand peut être profitable. Sur Doctissimo, par exemple, on préfèrera comme pseudo Pharmakon78 à Future_maman78. De même, pour colorer votre profil facebook ou autre, il est préférable de choisir des photos de philosophes un peu rebelles. Foucault, Nietzsche ou Deleuze. Pas Fichte, pas Locke et jamais, au grand jamais, Malebranche. Le test pour savoir si mon penseur convient ? Facile : il est cité par des musiciens de rock ou des plasticiens. Attention toutefois : passé un certain âge, et à partir d'une certaine position sociale, il sera plus approprié d'adopter des penseurs plus sages : Spinoza, par exemple ou Schopenhauer, si vous êtes plus dark.

Le penseur analytique se porte sur la poitrine, l'idéaliste allemand en accessoire.



Quand peut-on dire de la raison qu'elle est condition d'un jugement de vérité ?
Tout d'abord, attention à ne pas confondre la raison et l'entendement. Ensuite, évitez de vous prendre la tête avec ce genre de questions. La pensée, aujourd'hui, c'est surtout pouvoir parler de trucs qui intéressent les gens : la mode, le design, les séries télé, les jeux vidéo. L'important est de savoir trouver leur potentiel subversif. Là où que ça fait bouger les lignes. Après, c'est gagné.

Je suis perdu. Je n'y comprends rien.
Pas de panique. Il est tout à fait inutile de comprendre. Il suffit de s'imprégner d'un certain Lifestyle. La pensée, c'est d'abord une affaire d'attitude.




Oui mais c'est dur. En plus, on dirait des maths.
Vous avez probablement ouvert un livre de Wittgenstein. Il est totalement inutile de les lire. Contentez-vous de connaitre quelques anecdotes sur sa vie tumultueuse et héroïque. Lifestyle, coco. 


Instructions pour penser



Il vous faut : Carnet, crayon, bougie (parfumée), clairière, aigles, un verre d'eau.

Pour bien penser, il est nécessaire d'être complétement à jeun, d'avoir mangé léger au moins, que l'appétit stimule l'esprit, le tienne en éveil. Ou alors d'être repu. Complétement. La satiété est la condition de la pensée.

En tout cas, il faut être debout, au grand air, gravir les sommets, tutoyer les cimes, toiser les aigles. Il n'y a que là qu'on puisse penser. Ou bien être assis dans un fauteuil, un vieux fauteuil, dans un cabinet sombre entre avec mille bouquins familiers. Converser avec. Perchoir pour araignées.

Ce qui est absolument certain, c'est que c'est le matin qu'on peut penser, à l'heure blême et muette, que la pensée est à son zénith en même temps que le soleil, que c'est en fin d'après-midi que les enzymes de la dure-mère libèrent toutes les potentialités du cortex, avec discernement entre chien en loup, dans la pénombre solitaire, au milieu de la nuit comme un fanal.

la seule posture valable

On pense surtout dans les frimas, à 32°C un verre de rhum à la main, dans un corps sain, exténué, dans des proportions harmonieuses, dans la souffrance et l'insomnie, en vacances, dans l'inconnu, la peur, en fumant, après quelques verres de Bourgogne, comme un enfant, les yeux fermés, la tête en bas, devant un auditoire, en parlant seul sous la douche, un stylo à la main, en novembre, en écoutant la cantate BWV 170 "Vergnügte Ruh, beliebte Seelenlust", la nuit avant l'assaut, seulement, là, alors oui, on pense. Clair de lune, parfums et rossignols ne servent à rien, en revanche. Oubliez-les.



la même posture vue sous un angle différent


En s’occupant les mains, on pense mieux. C'est du moins ce que pensait ma grand-mère. Le violon, la réparation de vieux moteurs, le tir à l'arc, la vaisselle même sont indiqués. Penser, en revanche, est un effort de tout le corps, une tension extrême qui mobilise toute l'énergie et interdit le moindre mouvement. Considérez Saint Jérôme et son crâne : difficile de dire lequel est le plus figé.

Écoutez. Vous entendez-vous penser ? Mettez-vous à l'écart des bruits du monde. Si vous n'avez pas de clairière derrière chez vous, un vieux tapis fera l'affaire. Allumez une bougie, fermez les yeux et surtout, sortez de chez vous : la pensée se nourrit des sons, des parfums, des couleurs que vous rencontrez. Laissez le monde venir à vous, inspirez bien fort, emplissez vos poumons, gorgez votre être de ce tourbillon de sensations, laissez l'Autre venir à vous et ignorez-le. Méprisez-le. Banissez toute sollicitation tant éxtérieure qu'intérieure. Vous n'êtes rien. Faites disparaitre l'illusion dérisoire de cette chimère que vous nommez "pensée".



Voilà, c'est fait. Vous venez de penser. Prenez le crayon, le carnet et consignez vos pensées. N'hésitez pas à faire part à autrui de vos pensées les plus intéressantes. Si personne n'est disponible, vous pourrez vous adresser à une personne chargée de l'accueil dans un service public. Buvez un verre d'eau et passez à l'activité suivante. 



Instructions pour faire la queue

Commencez par fixer la nuque de la personne qui vous précède, pas comme un point de mire, un détail remarquable. Non, fixez-la comme un signal attendu : quand elle disparaitra, vous vous mettrez en marche. Pour ce faire, figurez-vous un serpent de dimension mythologique et faites-le mentalement progresser dans un labyrinthe de laboratoire à la recherche d'un rat. Vous approchez du but.


A aucun moment vous ne vous retournerez. Vous vous exposeriez à de nombreux regards dans l'impatience de vous voir disparaitre. Ne cessez jamais de fixer la nuque de qui vous précède. Écoutez sa conversation si ça peut vous aider. Dans tous les cas, ne vous laissez-pas distraire, restez tendu comme une chaîne de bicyclette. Veillez surtout à rester bien opaque durant toute l'opération.
Mon conseil : si comme moi, il vous arrive de prendre du plaisir à l'opération, prenez garde de n'en rien laisser voir. Personne ici n'est censé s'amuser.

L'odeur du papier

Je ne suis pas ami des odeurs.

Je les ignore le plus souvent, comme la plupart des gens. Dans les rues , les lotissements, dans les campagnes même entre les voies rapides, au pied des pylônes, des odeurs nous ne nous soucions pour ainsi dire pas. La nôtre, qui signalerait notre présence à une proie sous le vent, celle du gibier, d'un prédateur, des lilas même, si c'est avril.

Le gaz, le brûlé, un aliment oublié trop longtemps : quand les odeurs se manifestent , c'est le plus souvent l'indice d'une négligence, d'un danger, d'une intrusion quand ce n'est pas d'une tromperie comme avec l'odeur artificielle des boulangeries à laquelle plus personne ne fait attention du reste. S'il m'arrive de laver mes cheveux avec un shampooing parfumé, sentir dans mon alentour tout le jour l'odeur d'un fruit incongru, d'une fleur que rien ne justifie m'est une gène, une irritation. Je me sens comme une drôle de salade avec ce condiment.

C'est dire si je me contrefous de l'odeur de ce que je lis.

D'ailleurs c'est bien simple, comme presque tout ce qui a une odeur, les livres puent. Réellement. Pas d'un point de vue métaphorique. Ils puent aussi concrètement qu'un poète qui aurait mauvaise haleine. Comment en irait-il autrement avec ce qu'on met dedans ? La cellulose je ne dis pas, c'est la même chose que ce qu'on trouve dans les crottes de lapin, qui comme chacun sait ne puent pas. 
Mais l'encre ! Chaque livre écrit, c'est comme si un poulpe cherchait à se venger du monde entier.

Je sais de quoi je parle. D'abord parce que j'ai déjà lu plusieurs livres, mais surtout parce que je suis bibliothécaire. Mon métier me conduit à porter, chaque jour, plusieurs fois mon poids en papier.

Ils puent, dis-je, comme le sait qui a déjà mis le nez dans un vieux magasin de bibliothèque. Une telle odeur évoque la mort. On croit trier les armoires d'un parent défunt. Ils regorgent de bêtes sans nom : genre de lépismes ou de minicloportes dont aucun enfant ne voudrait même en peluche, qui ne se laissent pas caresser.

Ils pèsent. A chaque déménagement le souvenir de ces lectures inutiles m'écrase. Et quand, au cinquième étage, l'ami en sueur laisse échapper un roman et vous demande "c'est bien, ça ?", comment lui avouer qu'on n'en a aucun souvenir ?

Ils jaunissent. Pas comme un citron qui murit. Comme un œil ictérique.

Ah, et ils sont sales. On n'a pas idée. Bien se laver les mains.



Alors évidemment, quand d'honnête gens prennent la défense du livre en papier en arguant que ce serait dommage de perdre cette odeur de moisi, ces champignons, ces parasites, cette poussière, ce tassement des disques consécutif à leur manutention, je m'irrite. Pourquoi ne pas regretter tant qu'on y est le saturnisme des protes, l'odeur du parchemin, le cri de l'animal qu'on tue pour copier sur sa peau les versets du Deutéronome ? Pourquoi tant qu'on y est ne pas faire inscrire au patrimoine immatériel de l'humanité les reliures France-Loisir ?

Je sais bien qu'on ne peut pas faire sécher de fleurs dans un livre électronique. Mais j'ai bien peur que cela n'émeuve guère l'actionnaire d'Amazon ou d'Apple. Il va falloir trouver de meilleurs arguments, je le crains.


Par exemple, je veux bien qu'on m'explique, avec un beau graphique, combien, mettons pour cent livres lus, je donnerai de mon bel argent, à l'auteur, au libraire, à l'éditeur, au distributeur, au diffuseur, à l'imprimeur ? Et combien sera reversé à l'ouvrier chinois qui assemble la machine, au mineur africain qui extrait les minéraux qui entrent dans sa composition, combien à l'actionnaire ? Ça oui, je serais curieux.

Je veux bien qu'on me parle du coût énergétique d'un appareil de plus, qu'il faudra recharger, changer tous les trois ans. Feuilleter des brochures. Comparer les prix. Parler à des vendeurs. Avoir sur le modèle choisi des discussions qui vous font souhaiter une mort rapide. 

Je veux bien m'entendre expliquer que peut-être la possession peut avoir un avantage sur la simple licence d'utilisation. Je ne veux pas entendre des technoprêtres à la Jacques Attali faire la leçon à de bons bougres un peu débiles dont l'attachement pittoresque à ces vieux tas de cellulose évoque fortement le syndrome de Diogène et qui pleurnichent leur amour d'une donnée olfactive.

Je mets donc à disposition des amoureux de l'odeur qui le souhaitent les ébauches d'arguments qui précèdent et m'en vais rêver d'autodafés qui sentiraient la résine et le laurier.













Restons-en là


Ça ne s'est pas remarqué tout de suite. Pas de grand cataclysme. Pas de de destructions massives. Pas de Dies Irae. Rien de plus terrible pourtant, que ce jour où le progrès technique a pris fin.


Bien sûr, il y eut des signes avants-coureurs, mais comme d'habitude, c'est retrospectivement qu'on s'est avisé de leur signification. La baisse du nombre de brevets déposés devant les organismes compétents ? Une simple conséquence de la réforme des critères de sélection des dossiers. Le ralentissement de la croissance économique dans les pays en voie de développement ? Un dégât collatéral de la crise financière mondiale, de la crise de la Dette publique dans les pays d'Europe, de la politique monétaire de la Fed. La fermeture de l'Agence Européenne de l'innovation ? le manque d'ambition de dirigeants centrés sur des intérêts à court terme. 




C'est dans le domaine des jeux vidéo que le ralentissement du progrès s'est fait sentir en premier. La sortie de Call Of Duty XVII - Massive War Gear a déclenché des réactions très hostiles des fans de la série, qui ne voyaient pas l'utilité d'acheter un épisode où chaque animation contenait le même nombre de polygones que dans l'épisode précédent. On s'aperçut que c'était général. On n'arrivait plus à faire des jeux plus complexes que les précédents. On décréta une pause dans la loi de Moore et il ne fut plus nécéssaire d'acheter un PC dernier cri avec une carte graphique hors de prix pour jouer aux dernières nouveautés. Personne ne songea à s'en plaindre. Le photoréalisme attendrait. Le retrogaming était en vogue. Après tout le cinéma ne progressait plus guère d'un point de vue technique et tout allait bien. Le progrès ralentissait, mais on pouvait toujours inventer.

L'opinion commença à prendre conscience du problème avec la divulgation par Wikileaks d'un rapport de la NASA faisant état du manque de progrès des différents domaines de recherches. Certains stagnaient depuis des années, d'autres ralentissaient sérieusement. Un certain nombre avaient été abandonnés après que la démonstration avait été faite qu'ils ne présentaient aucune possibilité d'amélioration.Partout de manière inexplicable le progrès technique semblait sur le point de s'arrêter.

L'idée mit du temps à faire son chemin. Nous avions été éduqués avec l'idée d'un progrès infini de l'humanité. Nous avions été bercés par le récit de la vie des grands savants, comme nos ancêtres par celles des saints et des héros. Nous étions conscients de vivre dans une époque qui avait des défauts, mais nous savions aussi que tous ces défauts pouvaient, un jour ou l'autre, être corrigés par quelque géniale invention. Et la simple mention des époques n'ayant pas connu l'anesthésie avant les soins dentaires était un argument qui suffisait en général à clouer le bec aux nostalgiques de l'âge d'or, aux luddites les plus acharnés.



Nous connaissions le palmarès des différents pays dans l'histoire des sciences et des techniques : étaient grandes les civilisations qui avaient laissé des découvertes. Aux arabes l'algèbre, aux chinois le papier, la poudre. A nous le reste.  Nos historiens avaient percé à jour le rôle crucial du soc de charrue, de la roue, de la bousssole, de l'imprimerie, de la poudre, du gouvernail d'étambot, de l'assolement triennal, de la réfrigération, de la vaccination, des bombardements, de l'informatique. L'histoire avançait, et elle était le fait du peuple des savants, des inventeurs.

Il y avait belle lurette que Géo Trouvetout, l'aimable inventeur dont chaque découverte introduit une perturbation qui rentre dans l'ordre à la fin de l'épisode, laissant le monde inchangé, avait été remplacé par d'inquiétants prsonnages. Blouses blanches, chignon serré, accent allemand ou slave, beauté froide, rationnalité associée à un manque d'humanité à la limite de la schizophrénie, les savants étaient une puissance occulte sous les néons d'organismes siglés, mus par une logique folle, déversant sur le monde un flot sans fin de changements qu'on était tenus d'accepter. Parfois c'était le téléphone portable, parfois un après-shampooing. Tout le monde connaissait les inventions, mais un inventeur, personne n'en avait jamais vu. Le progrès technique était notre dieu caché,  Deus Ex Machina, moteur de l'Histoire, principe et horizon.

L'hypothèse de la fin du progrès technique commença à circuler. D'abord sur des sites internet de doux dingues, conspirationnistes et fans de SF, hippies technophiles de la sillicon valley et claque-sandales décroissants de l'Ariège. Puis elle fit l'objet d'une ou deux publications dans des revues scientifiques sérieuses. On disputa de savoir s'il fallait parler de fin au sens d'aboutissement ou d'interruption, de pause, momentannée ou définitive. Mais la plupart des scientifiques ne voyait encore dans cette hypothèse qu'une peur millénariste dénuée de tout fondement, et de fait il n'y avait aucun fondement si ce n'est ce constat, général, de l'absence de progrès supplémentaire. Il nous fallait un nouvel Edison, un nouveau Steve Jobs. Voilà tout.


Pendant quelques années, les partisans et les détracteurs de cette hypothèse s'affrontèrent, comme on s'était affronté autour de la Relativité Genérale, de la Théorie de l'Evolution ou du réchauffement climatique. Insensiblement, les partisans de la Fin du Progrès gagnaient du terrain, à mesure que le temps passsait, semblant leur donner raison. Mais ce qui fit définitivement pencher la balance en leur faveur, ce fut la démonstration du professeur Vikram  V. Apjumunthur, plus connue sous le nom de dernière découverte.  

Le contexte de cette découverte est aujourd'hui connu de chacun. Pour la petite histoire, rappelons que le Professeur Apjumunthur, brillant mathématicien américain traversait des moments difficiles, à l'issue d'une déception sentimentale. Sa femme l'avait quitté pour un ponte des Cultural Studies, il avait pris quatorze kilos et ne voyait presque plus personne. Ses travaux battaient de l'aile, son poste au sein de l'université était menacé. Personnalité tranchée, il prit la décision de réformer son existence, d'y mettre de l'ordre. Pour n'importe qui, une telle injonction se serait traduite par un régime, une pratique sportive et une inscription sur meetic. Pour le professeur Apjumunthur, le besoin de réforme dépassait son cas personnel : il s'agissait de mettre de l'ordre dans un monde dépourvu de sens. C'est à l'issue d'une séance d'hypnose qu'il perçut, en rêve, les premières formes de ce qui allait devenir le théorème d'Apjumunthur, plus connu aujourd'hui sous le nom de Théorème Terminal. Il ne s'agissait de rien moins que de la démonstration de l'insolvabilité des cinq problèmes de Hilbert encore non-résolus. Avec la dissipation de ces problèmes, le programme des mathématiques se trouvait quasiment achevé. Rien de ce qui était démontrable ne restait à démontrer. Circulez. Le choc fut énorme. Si les mathématiques pouvaient s'achever, alors les autres sciences ne tarderaient pas à s'engager dans la même impasse. Peu de temps après la publication de ses travaux, le professeur Apjumunthur se donna la mort sans laisser d'explication supplémentaire.



Il y a maintenant deux décennies que nous sommes entrés dans une ère sans progrès technique notable. Comme pendant des siècles, nos enfants vivent à peu près de la même façon que nous avons vécu. Ils observent des étoiles à jamais hors d'atteinte. Les récits d'anticipation sont désormais rangés au rayon Science Fantasy. Il est acquis que nous ne serons jamais en mesure de coloniser d'autres planètes, de téléporter autre chose que des états quantiques, de nous rendre invisibles, de produire un moteur à hydrogène rentable, de créer une intelligence artificielle comparable à la notre, de faire revivre des dinosaures. Quant aux voitures volantes et aux skateboards à antigravité, ils font toujours rêver, mais plus personne n'éspère en piloter.

Nous voilà donc face à une liste de problèmes que la science ne résoudra pas. Nous ne saurons pas comment rendre inoffensifs nos déchets nucléaires, nous ne maintiendrons pas artificiellement la température de la planète dans son état antérieur à l'industrialisation du monde, nous n'avons pas su sauver les ours blancs et une foule d'autres éspèces animales ou végétales moins charismatiques, nous n'empêcherons pas le soleil d'exploser d'ici quelques milliards d'années, nous ne lirons les pensées d'autrui qu'en ouvrant son journal intime, ne serons invisibles que dans la foule, n'empêcherons pas les tremblements de terre, les tornades, les raz-de-marée. L'univers est plus grand que nous, mais maintenant nous le savons.

Curieusement, les religions n'ont pas profité de ce changement autant qu'elles l'éspéraient. Bien sûr, au début on a vu fleurir les prêches éxultants de cette juste remise à sa place de la créature arrogante par son impénétrable créateur : l'homme avait cru pouvoir prendre la place de Dieu, il savait à présent que le monde lui resterait en partie insondable. Ces discours n'ont convaincu que ceux qui étaient déjà convaincus. On ne voyait pas l'utilité d'ajouter une borne à ce qui était déjà fini. Nous étions au dernier tour d'une partie de Sid Meier's Civilization. Il ne servait à rien de jouer un tour de plus. Tout le monde est allé se coucher.



Les illustrations de ce texte proviennent du blog du droit européen des brevets