Quarante façons de combattre ses pulsions suicidaires

  1. Boulimie/Anorexie
  2. Automutilation
  3. Visionnage intensif de séries télévisées, couplé à l'absorption massive de bière et de gaspacho
  4. Conduites à risques : usage de drogues dures, sports extrêmes
  5. Entreprendre la rédaction d'un mémoire/d'un journal intime/d'un chef d’œuvre/d'une liste de planches de salut
  6. Collectionner les timbres, les insectes (plus difficile : les cétacés), les magazines spécialisés
  7. Entre la bouche du pistolet et les pieds de la croix, choisir le pied de la croix
  8. scrapbooking, saut à l'élastique ou autres activités manuelles
  9. Résoudre en amateur un crime non élucidé
  10. Tailler sa planche de salut dans du chêne avec un couteau à beurre
  11. Entreprendre une action en justice contre une administration dans laquelle un paltoquet vous aura manqué de respect
  12. Modérer un forum
  13. Adhérer à une association
  14. Plein de dégoût pour le monde associatif, claquer la porte d'une association
  15. Attendre le dernier moment pour faire ses devoirs. Y penser.
  16. Émettre des opinions
  17. A supposer qu'on en ait un, prendre son travail au sérieux.
  18. changer une couche, moucher un nez, signer un bulletin scolaire.
  19. Les caries
  20. le sexe
  21. Changer de style. La moustache, par exemple.
  22. Écrire la biographie d'un sportif, d'un chef d'entreprise.
  23. Prendre le métro, descendre à une station au hasard, noter toutes les publicités visibles entre la sortie de la rame et l'air libre. Acheter l'intégralité des produits proposés, par exemple : des cours d'anglais des affaires, une mezzanine, une Volvo, un séjour à Disneyland, du surimi. (Bonus : mémoriser le poème affiché dans la rame)
  24. Étudier les courbes de niveau de cette vallée de larmes, son hydrométrie, sa pluviométrie, sa géodésie. Y tracer trois randonnées de difficulté croissante.
  25. Faire entendre sa voix
  26. Faire craquer ses phalanges
  27. Faire des provisions, les ranger. Enregistrer des émissions de télé, découper des articles de journal, classer tout ça très soigneusement.
  28. Acheter des classeurs.
  29. Devenir fan/Haïr quelqu'un
  30. Dans un kiosque à journaux, dresser l'inventaire de TOUS les magazines spécialisés (moto, pêche à la truite, archéologie amateur, bergers allemands, templiers, paranormal, corps d'élite de l'armée de terre, criminels en série, crochet, aspects astrologiques de la relation de couple, la règle du Jeu, L'Infini.) S'abonner.
  31. On invente sans cesse de nouveaux parfums aux chips.
  32. Tenter de récupérer nos biens prêtés à autrui et qui ne nous furent jamais rendus (Best of  Bob Marley, Visseuse sans fil, etc.)
  33. Tenter de retrouver ce sentiment d'un avenir infini et lumineux qui ne nous fût jamais rendu.
  34. Commenter le palmarès du festival de Cannes, les prix littéraires, la coupe du monde de foot
  35. Faire de cette épine dans le pied un fragment de sa vraie croix
  36. Se faire un shampooing, puis un après-shampooing, attendre le laps de temps adéquat pour que le cuir chevelu se salisse à nouveau, se refaire un shampooing, sauter l'étape après-shampooing, comparer, en tirer des conclusions sur notre civilisation, en faire part aux autres (pour cela : vaticiner sur le trottoir en roulant des yeux, écrire un blog, ou, si vous êtes déjà célèbre, écrire aux pages "débats" du Monde).
  37. Accepter des invitations. S'y rendre effectivement. Ne pas fuir les discussions visant à déterminer si, oui ou non, la troisième saison est meilleure que la deuxième. S'en contenter.
  38. Choisir une thèse avec laquelle on se sent confusément en désaccord. Ne perdre jamais une occasion de la réfuter. Ne pas trouver le sommeil tant que quelqu'un, quelque part, véhicule cette thèse.
  39. Choisir un auteur ayant exprimé de nombreuses thèses. Les réfuter toutes, sans exception.
  40.  Dans un bar louche à Berlin, répondre aux œillades insistantes d'une créature de rêve, lui payer quelques verres, la suivre à l'extérieur, se présenter, faire la connaissance, donc, de Militrissa Rasskopf, comprendre qu'elle travaille pour la CIA, accepter de garder pour elle les documents qu'elle a dérobé aux services secrets russes, entendre un bruit suspect, se sentir observé, courir, entendre des impacts de balle à côté de soi, se plaquer au mur, le souffle court, dans une ruelle sans issue, sentir sa dernière heure arrivée, prendre par ici, attraper la main de Miltrissa, se hisser sur une pile de cartons, passer par-dessus la palissade, être en sécurité pour quelques instants, savoir qu'ils finiront bien par nous retrouver, se séparer pour être moins facilement repérables, se donner rendez-vous à Cuba dans trois jours, d'ici là faire comme si rien ne s'était passé pour ne pas éveiller les soupçons, vivre sa vie normale en jetant parfois un coup d’œil par-dessus son épaule toutefois.

Sur la carte, par Anne Savelli


(région parisienne, 1977)




Il faudrait réussir à trouver les mots, réunir les termes techniques, en établir une liste comme on dispose côte à côte des instruments. Près de la mappe, nom qui toujours m'évoquait la mer, un lac, un étang, couche épaisse d'on ne sait quoi entre brume et algues stagnantes, près de la mappe, donc, du latin médiéval mappa, nappe, feuille de papier collée sur un support solide dit Larousse, étalée sur le plan de travail (en réalité une table ou peut-être une planche sur tréteaux, face à la fenêtre en tout cas dans la chambre près de la mienne), feuille portant le quadrillage cartographique et les points de canevas précise encore Larousse, sur laquelle on effectue un levé, près d'elle je cherche à me rappeler les outils pour mettre à jour le monde, moderniser la carte, routes, maisons, viaducs et jusqu'aux arbres je cherche ce qui relève du dessin, du tracé, de la photographie, ce qui, plat, fait relief et me voilà confuse à cliquer, chercher mieux.

Cartographie géodésie géomètre mission j'entendais ces mots-là et comme le nom mappe ils m'indiquaient ce qui dans le monde échappe, ce qui ne se saisit pas, est loin du quotidien mais, rendu fixe et abstrait peut se représenter, être accroché au mur. Carte du ciel, des fonds marins, de la lune : des trésors. Cartes politiques (pourquoi cet adjectif, pour une carte ? Politique = frontières en avais-je conclu), cartes des montagnes dont je n'aimais pas les couleurs ; cartes modifiées, corrigées d'après des photos aériennes qui, elles aussi, s'étalaient à l'horizontale et qu'il fallait observer au stéréoscope, loupes miroirs au-dessus desquelles se pencher, dans lesquelles plonger les yeux (brouillage, flou, impression de voir double et une vraie douleur : je retirais mon visage tout de suite) ; cartes routières à bornes de couleurs pour calculer les kilomètres ; cartes de randonnées ; cartes qui, lorsqu'on sait les plier d'une main, vous transforment en mutant expliquait Gotlib dans la Rubrique à brac glissée sous mon lit : toutes choses belles ou utiles qui, remises à neuf par elle du lundi au vendredi, de 8h à 17h, nous faisaient elle et moi manger et payaient le loyer, les fournitures scolaires, les vêtements et le reste.

Près de la mappe, donc, de petits encriers et des cartouches pour les remplir - elle m'en avait donné trois ou quatre et parmi elles une rouge que j'ai gardée dans ma trousse une quinzaine d'années sans jamais m'en servir ; des plumes, des plumiers, des grattoirs (ont-ils un autre nom ?) ; des gommes très spéciales dont une longue comme un crayon tenue dans une gangue de plastique (là, encore un cadeau et c'était se distinguer, à l'école) (je me disais : chaque parent, de son métier, rapporte quelque chose à l'enfant ; moi c'est de la papeterie) ; un chiffon pour essuyer la plume ; une lampe de dessinateur à bras articulé, qu'on peut tordre en tous sens mais mieux vaut ne pas essayer ; enfin, un transistor, France Inter aux commandes, Eve Ruggeri de neuf heures à dix heures feuilletonnant la vie de femmes célèbres, Greta Garbo, George Sand, Marilyn, Claude Villers à midi (et Desproges, et Rego) ; entre temps des conseils aux jeunes mères.

Yves Simon, les Merveilles de Juliette, Alain Souchon, J'ai dix ans passaient d'une porte à l'autre tandis que je jouais.

Géodésie mais que veut dire ce mot si ce n'est le désir de la géographie ou plutôt l'arpentage, des cascades d'eau claire dans les déserts d'Afrique dont les géomètres amis rapportaient des photos toujours en noir et blanc comme ils me rapportaient des poupées de chiffon conçues par les enfants pour gagner quelque chose, poupées à tissu âcre qui restaient, près des cartes et d'une rose des sables, d'une corne de gazelle, d'un chameau de cuir cousu, dans la chambre immobiles, auxquelles je ne touchais jamais. Simple rappel du monde, qu'il existe, qu'il diffère et que l'on peut s'y rendre, simple mais essentiel, simple et essentiel ai-je besoin de le dire.

Géodésie, qui vient du grec « diviser la terre », science qui mesure et représente la surface terrestre selon Friedrich Robert Helmert, géodésien illustre ayant su calculer la valeur absolue de la pesanteur, signifiait alors désir de découvrir des noms de villes, de hameaux, mers, monts en laissant glisser le doigt de l'un à l'autre sur la carte dépliée par terre ou dans l'index de l'atlas : en lisant sous l'empreinte. A genoux, à plat ventre lisser les pliures, malmener l'ordre alphabétique (chercher les villes en A, B, puis en Z, en R, etc) (et l'émerveillement d'y retrouver le minuscule village où nous passions l'été : il y avait donc tous les noms du monde dans l'atlas) ; géodésie désir de la géographie et non de la géométrie dont je n'avais que faire, m'intéressant aux crevasses, aux coupures, aux accidents – à quel âge est venue cette association : boucles bien serrées de la ligne figurant une route / mal au coeur pour rejoindre en voiture le village d'été situé en petite montagne ? (et pourtant quelque chose de la symétrie demeurait : ces cartes d'astronomie à ronds doubles, accolés, dans lesquels s'inscrivent les constellations) (car pour moi géométrie et symétrie s'associaient, dans la maladresse du compas, la figure ratée, l'énigme du rapporteur).

Géodésie le mot traversait la pièce, comme cartographie, toponymie, abrégés en topo, carto (topo carto mappe dansaient dans les conversations : c'est une fille de la carto) (topographie : technique de représentation sur un plan des formes du terrain, avec les détails des éléments naturels ou artificiels qu'il porte explique encore Larousse dont on m'avait offert à la même époque et suivant mon souhait un dictionnaire à couverture rouge. Je me réjouissais, une fois lassée des noms communs, après les pages roses, d'aller vérifier si les femmes dont parlait Eve Ruggieri y étaient ou non mentionnées) (une femme vivante, dans le dictionnaire, c'était vraiment la gloire).
(il y avait Brigitte Bardot)
(y avait-il Simone de Beauvoir ?)

Géodésie encriers cartes routières et de la lune était rassemblés dans l'image que je conservais des salles lumineuses de l'IGN (salles de carto à baies vitrées) où elle travaillait, avant de continuer à domicile - et devant cette fenêtre, donc, là tout près, dans la pièce d'à côté, faisant face à l'école et donnant sur du ciel.

Lire sur la carte c'était lire autre chose que la carte. C'était lire toute la carte à l'endroit à l'envers sans savoir comment elle se calcule, se quadrille, se norme. C'était lire dans les lignes et compter autrement.

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Illustration : Ile de Tombelaine, fonds d'écran de l'Institut Géographique National
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Pour ma première participation aux vases communicants, j'ai le plaisir d'échanger avec Anne Savelli. A vrai dire, c'est une habitude prise depuis longtemps déjà : nous échangeons à propos de ce qui nous tient et nous conduit : la mort, les raisons pour lesquelles les livres nous touchent, la vitesse des joggers, par exemple. 
Nous n'avons jamais parlé de cartographie, il me semble. Le mot Géodésie n'a jamais été prononcé entre nous. L'idée pourtant allait de soi. 
Mes cartes sont donc consultables sur son territoire.

L'ensemble des vases communicants est ici, grâce à Brigitte Celerier, grâce lui soit rendue.