Ce qu'il faut savoir pour savoir ce qu'on peut savoir

Il existe plusieurs façons de ne pas comprendre un livre. La première et de loin la plus néfaste est de ne le pas comprendre sans savoir qu'on est passé à côté de l'essentiel et en croyant de bonne foi avoir saisi le propos de l'auteur.C'est ce qui se produit quand le lecteur de bonne foi mais ignorant des entours de la question traitée croit reconnaitre les mots qu'il lit et partant se persuade qu'il en connait immédiatement la signification. C'est faire peu de cas du sens particulier que prennent les mots selon le domaine ou la science en quoi ils prennent naissance. Comme un voyageur, en passant d'une contrée à l'autre se conforme au mœurs et aux usages des lieux qu'il traverse, un même mot pourra changer de signification en passant d'une contrée de la connaissance à une autre.


(C'est exactement ce que je me suis dit quand, après vingt pages d'un livre de Jacques Bouveresse que je trouvais finalement d'un abord assez facile, l'auteur a précisé que quand il employait le mot "réel", c'était évidemment au sens Fregeen du terme. J'ai arrêté ma lecture à ce point.)


L'on peut encore lire un texte sans parvenir à en posséder la pleine signification parce que les mots nous en sont inconnus, parce que le sens particulier des mots nous échappe ou plus encore parce que, quand bien même les mots et les phrases qu'il forment nous paraitraient parfaitement compréhensibles, l’intérêt des phrases qu'on lit nous demeure étranger, faute de connaissance de la tradition particulière à laquelle ils tiennent. 


(C'est personnellement la sensation que j'ai quand je lis de l'anthropologie. C'est assez déprimant.) 



On peut se satisfaire de lire de travers ou imparfaitement ce qu'on lit. On se sera donné alors la peine suffisante pour dire d'un livre qu'on l'a lu. C'est beaucoup de peine pour un contentement bien mince. Bien peu à notre époque ont encore de la considération pour celui qui, ayant dépensé beaucoup de temps en lectures, connait beaucoup et mieux vaut employer son temps à chercher des succès plus faciles.

Le lecteur opiniâtre et qui recherche d'avantage la vérité que l'idée qu'il veut se faire de lui comme savant peut alors opter pour trois conduites. L'acharnement à déchiffrer un texte qui leui échappe est de loin la pire pour des raisons évidentes. L'ajournement est préférable. Comme le général avisé qui, sachant que ses forces ne lui permettent pas d'enlever la victoire aujourd'hui choisit de limiter ses pertes pour attaquer à nouveau quand la chance lui sera plus favorable, le lecteur peut remettre à un temps éloigné la confrontation avec un texte. Cette fuite n'a rien d'un déshonneur, s'il sait pouvoir reprendre le combat quand il sera mieux armé.


(c'est mon plan pour ce qui concerne la plupart des anthropologues)


mais vous n'aurrez jamais le temps de les lire...


Le renoncement est plus rare pour ce qu'il suppose du lecteur l'humilité de reconnaitre qu'il ne sera jamais en mesure d'apprécier pleinement un livre et que, dans le temps court d'une vie humaine, il ne lui sera jamais loisible de posséder le temps et les forces nécessaires pour y revenir. Semblable acceptation de l'ignorance est une douloureuse preuve de sagesse dont peu d'hommes sont capables.


(la liste s'allonge chaque jour)

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Jan Amos Komensky, dit Comenius : La Grande didactique ou l'art universel de tout enseigner à tous, XXI, des obstacles à la connaissance










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