"Publics lettrés",
"publics sédentaires", "publics francophones" ou parfois
même "publics aisés", telles sont les expressions qu'on rencontre
encore trop souvent dès lors qu'il est question de politique culturelle en
direction des populations des beaux quartiers, expressions péjoratives
charriant généralement une foule de navrants stéréotypes : il serait vain de
prétendre apporter la culture à ces gens-là. Ils n'en voudraient pas vraiment,
seraient incapable de saisir les beautés du répertoire de Slam contemporain, ne
sauraient s'émouvoir devant une chorégraphie hip-hop, stationneraient sans gêne leur grosse voiture
sur une pièce de land art.
Les clichés ont la vie dure, hélas, et
aujourd'hui encore on voit trop souvent les classes supérieures de la société
comme un monde séparé du notre, nanti de sa propre culture et de ses rituels
étranges et impénétrables. A ceux qui croient que j’exagère et que ces idées
nauséabondes n'ont plus court, je propose l’expérience suivante : lors d'un
dîner entre amis, à la pause-café avec les collègues, mieux, à une terrasse de
café, lâchez négligemment "Je suis
passé à Versailles hier, ce n'est pas si mal" ou encore "Ma nouvelle N+1 s'appelle Marie-Charlotte de
Rohan, mais elle est très sympa". Je n'ai pas besoin de vous décrire
les réactions consternées qui suivraient nécessairement, vous les imaginez
aussi bien que moi. C'est pourquoi, sans cesse, il importe de répéter ces
quelques vérités, qui peuvent sembler des truismes à certains d'entre nous,
mais ne sont pas, loin de là, partagés par tous :
- Non, la chasse à Courre n'est pas une
coutume barbare. c'est une partie importante de leur culture dont les racines
sont très anciennes, et c'est vraiment une tradition riche et passionnante si
on sait s'y intéresser et essayer de la comprendre.
- Non, toutes leurs filles ne sont pas
vendues lors de mariages arrangés au jockey-club ou lors de rallyes. Même si il y a beaucoup à
faire pour améliorer la condition des femmes dans ce milieu, ce n'est
certainement pas en les stigmatisant qu'on obtiendra des résultats.
- Tous les grands bourgeois ne sont pas
chrétiens et tous les chrétiens ne sont pas des fondamentalistes. Stop aux
amalgames !
- Non, ils n'ont pas tous fait des
études de commerce aux États-Unis d'Amérique, et ne sont pas l'avant-garde du
capitalisme. Ils sont pour la propriété et ont une éthique du travail, ce qui est très différent. Il y en a même des qui se sont parfaitement intégrés et sont élus
socialistes.
- Non, les foulards Hermès ne sont pas
l'expression rétrograde d'un communautarisme clanique, et non ils ne
reconnaissent pas leur clan d'origine aux motifs du foulard, à la couleur du
serre-tête. Et les femmes qui portent ces serre-têtes ont choisi d'arborer ce
signe en accord avec leurs convictions.
- Non, ils ne sont pas tous homophobes.
Cela dit il vaut mieux éviter des les provoquer en affichant son homosexualité
devant eux, c'est bien compréhensible.
Cela va sans dire, mais cela va mieux
en le disant.
Mais le plus triste dans tout ceci n'est pas d'entendre encore
ces tristes refrains dans des milieux qu'on croyait éclairés, mais bien plutôt
que la longévité de ces idées fausses masque surtout l'absence totale d'ambition
dans la médiation culturelle envers les classes supérieures. Aujourd'hui, pas
une formation diplômante ne prépare au travail auprès de ce public, pas un IUT
ne propose un courts de sociologie de la grande bourgeoisie, pas un mémoire
d'administrateur territorial n'aborde le sujet, même de loin. Alors qu'on a vu
fleurir les travaux sur les étrangers, les pauvres, les immigrés et les
ouvriers, rien sur les possédants que leur opulence, si j'ose dire, dépossède.
Alors quoi ? Leur culture serait trop
différente ? Les politiques culturelles cool et citoyennes, participatives et
métissées, ce ne serait pas pour eux ? Cette inappétence supposée n'est que le
reflet déformé de notre peur de l'autre dans le miroir de nos
préjugés. C'est pourquoi je souhaite
aujourd'hui poser les bases d'un véritable travail de reconquête de ce
public pour nos institutions culturelles.
Je me propose de procéder en trois
étapes. Dans un premier temps nous tenterons de définir le public : combien
sont-ils ? Quelles sont les principales zones de peuplement ? pourquoi s'entassent-ils dans
certaines zones comme la banlieue ouest de Paris, par exemple ? Dans ce même
chapitre suivra une rapide typologie de leurs habitudes culturelles. Vous serez
sans doute surpris de la richesse et de la variété des pratiques qu'on
rencontre : on est loin du cliché du bourgeois en veste matelassée qui va a
l'opéra avec sa femme en tailleur.
Viendra ensuite une partie consacrée à
l'étude des freins à la médiation culturelle dans ce fragment de la population.
Bien sûr on évoquera, comme je l'ai di,t l'absence d'une politique ambitieuse
dans ce domaine. Mais ne nous voilons pas la face, il faudra aussi prendre en
compte les points de friction entre leur culture et la notre : prégnance d'un
catholicisme largement incompatible avec notre société tolérante et cool et qui
explique en partie leur incompréhension devant notre hédonisme décomplexé. Il
faudra aussi évoquer les formes de survivance chez eux d'une mentalité
primitive de type aristocratique qui explique en partie leur absence de la
scène hip-hop comme des principaux festivals de jazz manouche et leur
compréhension très partielle du Ska-Punk-festif. Enfin, leur atavisme de
propriétaire terrien explique sans doute en partie leur méconnaissance des
jardins partagés et autres formes de convivialités citoyennes. En d'autres
termes, ils ne cherchent pas à se
réapproprier l'espace public, l'espace privé dont ils disposent leur suffit.
Enfin, nous poserons les bases de ce
que pourrait être une politique d'accompagnement de ces publics vers la culture
telle qu'on l'entend aujourd'hui : partenariats avec des établissements
scolaires privés, battles de danse
organisées dans des lieux fréquentés par les jeunes tels que les sorties
d'églises. Pour conclure nous développerons en profondeur un projet de
médiation innovant qui nous semble aller dans le bon sens à travers l'exemple
de cette friche culturelle de l'est parisien qui n'a pas hésité à affréter un
bus qui se déplace dans les 8e et 16e arrondissements de Paris pour repérer ceux
qu'il faut bien appeler les bourgeois et les inviter à des ateliers d'écriture
animés par Maître Gims de Sexion d'assaut. Ça pouvait sembler un pari un peu
fou mais je peux vous garantir qu'à l'arrivée, quand on voit la lumière dans l’œil de ces gosses, on sait pourquoi on fait ce métier.
"Bel exemple de pensée métissée dans un siècle gagné par l'obscurantisme d'un repli crispé sur des valeurs pré-démocratique. Et c'est pourquoi je reconnais en A. P. un homme à qui je peux adresser un salut fraternel." Ainsi s'exprimait un contemporain moustachu, montrant par là qu'il n'avait pas fallu attendre la postérité pour consacrer A. P. en véritable Montaigne du début du XXI° sc.
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