Cette belle petite vie. (petite annonce)

Tu te tenais exactement au centre. Un monde a existé pendant quelques instants ce vendredi 22 mars 2013 et tu te tenais exactement en son centre.

De grands mammifères tout d'abord nous ont accueilli. Nous avons tourné autour. Suivant, scolaires, la spirale qui conduit des protozoaires à la faune des imagiers. Mon fils tenait ma main, écoutait peu mes commentaires, me pressait vers l'éléphant.

La Grande Galerie de l'évolution était vide ou peu s'en faut, c'est à dire que ne s'y trouvaient de vivants que trois vieillards, mon fils, toi et moi. Tous les autres étaient naturalisés. Un silence de cloître, évidemment.

Les galeries étaient baignées d'ombre et nous y tournions, approchant le centre avec lenteur. Un beau parquet comme ça, pensais-je, et ne jamais y laisser jouer le soleil, c'est tout de même dommage. Mon œil cherchait la lumière. Je balayais du regard les Eucaryotes et les gymnospermes et soudain tu te tenais au centre, point de mire et centre irradiant.



Tes joues était rouges et ton épiderme moite. Tes bras étaient occupés de travail, tenus en l'air. Tu étais tellement emplie de toi-même à ce moment que l'humanité entière, autour en contrebas, n'était qu'un tas d'herbes sèches. Ai-je dit que tu te tenais sur un escabeau ? Que trois projecteurs étaient braqués sur toi ? Périodiquement, tu soufflais en ramenant ta mâchoire inférieure en avant pour rejeter une mèche de cheveux qui te tombait sur les yeux. Ton œil bleu ou noir ou vert ne regardai que ta tâche. Ton aisselle promettait un monde de parfums. 

Toute la création aboutissait à toi. 

Je tournais toujours, autour de toi désormais. Qu'un barbare t'adresse la parole, je l'aurai tué de ma main. Je t'ai regardé autant que j'ai pu. J'ai empli mes yeux de ta sueur, de ta peau, de ton effort. J'ai vécu, pendant quelques minutes une vie entière à tes côtés. Je travaillais, moi-aussi au musée. Nous habitions un petit logis de fonction derrière la galerie des espèces disparues. Trois fois rien : un matelas par terre. des livres, par terre aussi. Une petit réchaud. Une peau d'ours peut-être. Un Albatros suspendu au-dessus du lit. Au matin, tu te jetais à la tâche et je te secondais de mon mieux. Je m'occupais du foyer, conduisait le petit à l'école. Puis j'allais cirer les parquets de la grande galerie de l'évolution où il n'y avait que nous. Et je pouvais à loisir te regarder travailler. Tous les jours.

Mon fils en a eu assez. M'a demandé si on pourrait manger une glace. J'ai quitté à regret cette belle petite vie, comme on sort d'un wagon chaud pour reprendre une marche fatiguée sous la pluie dans la nuit alors que c'est seulement le matin.

A la sortie de la galerie m'attendait un grand cahier, le livre d'or, de la grande galerie de l'évolution. J'ai écrit : "vendredi 22 mars 2013, tu réparais les fesse de la girafe. Je ne t'oublierais jamais." 

Nous sommes le 1er mars 2015 et je le répète. Je n'oublierais jamais ces années que nous avons passé dans la grande galerie. Moi penché sur mon balai, te regardant. Toi les bras levés vers les fesses de l'auguste ongulé et toute la création disposée harmonieusement autour de nous, muette.