un questionnement du pittoresque. |
L'artiste s'est inspiré d'une rumeur qui courut dans Paris à l'issue de la guerre de 70. Bismarck, non content d'avoir défilé à la tête de régiments de prussiens goguenards applaudi même par des français (Darrien rapporte la scène) avait ajouté à l'humiliation nationale en ordonnant qu'on prélève une portion symbolique des Champs Elysées pour la transporter à Berlin, renouant ainsi avec l'antique coutume romaine du triomphe. Avec cette différence dans ce cas précis, que le butin de guerre ne défilerait pas derrière le général vainqueur avec les captifs destinés au cirque, mais constituerait le lieu même du défilé. A l'affront de piétiner la prestigieuse avenue, la Prusse ajouterait l'humiliation de le faire sur le territoire national, où le premier traîne-savates venu pourrait fouler aux pieds un symbole national. Une telle légende, transmise par une arrière-Grand-Mère alsacienne et répétée à des enfants médusés, transfigurée par les idées cosmopolites de l'artiste et sublimées par son pacifisme ont abouti à ce résultat strictement opposé à la rumeur nationaliste qui le fonda : on voit par là que l'histoire suit des voies bien torves.
Notons enfin que depuis le décès de l'artiste, les ayant-droits ont pris en charge les coûts d'entretiens énormes de l’œuvre en tâchant de la rendre financièrement productive. On peut ainsi habiter l'avenue, en signant un bail tout ce qu'il y a de plus légal. Bien évidemment, afin de ne pas dénaturer l’œuvre, les résidents doivent etre issus de la ville dont est copié le bâtiment qu'ils habitent. Du moins ce fut le cas dans un premier temps, mais devant les difficultés à rendre solvable une offre aussi spécifique, on a ouvert la location à tout ressortissant de la contrée dont est issu le bâtiment.
Actuellement, l'avenue est habitée à 41%, ce qui est tout juste suffisant pour assurer son entretien courant (chaussée, conduites de gaz, électricité,etc.) mais bien trop peu pour prévoir une quelconque modification structurelle.
En effet, certains des ayant-droits tiennent que les portions de l'avenue doivent continuer à refléter les villes réelles au jour le jour : si un immeuble de la Via Veneto se dote d'un Bow window de fantaisie, son homologue dans l'avenue se doit de l'imiter. Telle est la thèse des partisans d'un mimétisme stricto sensu.
S'y opposent les tenants d'une originalité radicale de l’œuvre, garante de sa différenciation ontologique . Pour ces derniers, l'avenue est plus que la somme de ses parties : par son acte fondateur, elle s'est arrachée à la contingence des villes (dont la forme, on le sait, change plus vite, hélas, que le cœur d'un mortel) et existe désormais indépendamment de ses villes d'origines.
Parmi les tenants de cette thèse, on distingue ceux qui considèrent la forme de l'avenue comme une cristallisation parfaite, destinée à ne plus jamais changer d'un iota. Mais à l'opposé on trouve ceux qui affirment que l'identité de l'avenue réside dans le processus sans cesse renouvelé de sa création, qu'il convient d’entretenir, en organisant le long de l'avenue autant de travaux qu'on jugera utile, pour l'améliorer, l'embellir, accompagner son existence.
Le conflit entre les différentes parties n'est pas réglé à ce jour. C'est un tribunal qui tranchera.
Référence évidente au poète du XX° sc. P. Delanoë mais plus encore aux racines baudelairiennes de son inspiration "Je m'baladais sur l'avenue (qui ne "hurle" pas ici, contradiction flagrante avec l'expérience que tout un chacun peut faire de CETTE avenue, préparant ainsi la surprise du refrain) / le coeur ouvert à l'inconnu (au fond duquel on doit, on le sait, chercher du nouveau)". Cette exploration des hypotextes met en évidence ce qu'A. P. nous dit en creux: quelles rencontres pouvons-nous faire dans un lieu où la familiarité et le dépaysement se heurtent avec la force d'atomes de soufre et d'hydrogène? Une hypothèse: ce lieu permettrait le surgissement d'une étrangeté radicale, autrement dit une invasion extraterrestre.
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